LES JOLIS SOIRS DANS LES JARDINS DE L’ALHAMBRA

Un mois plus tard, nous sommes sur la Côte tous les trois. Félicie rêvait depuis toujours de connaître Monte-Carlo. Maintenant c’est chose faite… J’ai loué une petite villa meublée et on se la coule d’autant plus douce que la grande saison en bikini est terminée. Les rois du pédalo, du ski nautique, et du dargeot-bronzé sont retournés dans leurs burlingues de Paname et d’ailleurs. Ils ont des souvenirs salés et un épiderme acajou que les brumes de l’Ile-Saint-Louis vont gommer rapidos… Alors le patelin est à moi et j’en profite…

Félicie avec sa guitare dans le plâtre ne quitte pas sa chaise longue… Bien sûr, cette brave daronne aurait aimé connaître la Côte d’Azur sous d’autres auspices, mais de la terrasse, elle en prend plein l’obturateur ! On voit la mer à l’infini et, quand le temps est calme, on entend bâiller les lions de l’autre côté de la mare.

Ce qui la ravit le plus, je crois bien, c’est le mahomed.

— Pourquoi n’avons-nous pas un soleil pareil à Paris ? soupire-t-elle à longueur de journée.

Je renonce à lui donner un cours de géographie. Ici on n’est pas porté sur l’enseignement.

Oui, la vie est miraculeuse… Bleu azur, si vous voyez ce que je veux dire… Le matin, le ciel est d’un rose passé qui enchante la vue, et le soir il devient vert comme ces petits éclats qui brillent dans les chasses d’Anne-Marie.

Car elle est laga, vous êtes d’accord ? Il nous fallait une infirmière, n’est-ce pas ? Alors on l’a engagée pour la durée de nos convalescences : ça tombait d’autant mieux pour elle qu’avec le grand pataquès de la rue de Vaugirard, elle restait sans turf, la pauvrette…

C’est fou ce que le Midi lui va bien, à elle aussi. Tous les matins, elle se lève la première, fait la toilette de Félicie, lui donne à déjeuner, la roule sur la terrasse éclaboussée de soleil et attrape son maillot de bain pour courir jusqu’à la plage… Je la rejoins au bout d’un moment. Avec mon épaule farcie, je ne peux pas encore batifoler dans l’onde azuréenne, comme dirait un rédacteur sportif, mais je me console en la regardant jouer les naïades.

Une pépée aussi bien baraquée, je crois pouvoir affirmer que je n’en ai encore jamais vu… (Notez bien que je dis ça chaque fois !)

Quand elle jaillit de la flotte, je me demande toujours si je ne vais pas me trouver mal encore une fois, comme là-bas, dans la chambre de Dubois… C’est un spectacle tellement saisissant, mes amis !

S’il existait une école de déesses, elle serait monitrice, notre Anne-Marie… Sa peau est irisée à cause de toutes ces gouttelettes d’eau qui s’accrochent par milliers aux pores de la peau veloutée. Moi, immanquablement, je ressens la vache secousse. Alors, j’empoigne la serviette de bain multicolore qui traîne sur le sable, et je l’entraîne dans les rochers pour l’essuyer. Je crois bien que c’est le meilleur moment de la journée. Un instant fabuleux. Plus rien n’existe que ce soleil, cet air doré, ce corps de fille belle et saine… Ma parole, on sortirait du trou pour en becqueter de la poulette comme ça !

A midi, je l’aide à faire la dînette. Repas simples, substantiels ! On tortore gaiement sur la terrasse, à l’ombre d’un parasol. Félicie assure qu’elle se croit dans un film d’Hollywood…

La vie est douce après les heures affreuses que nous avons vécues. Notez bien que nous ne parlons jamais de l’affaire. On a décidé une fois pour toutes que tout ça était un cauchemar à oublier d’urgence… Pourtant, on reçoit de temps à autre des cartes postales des copains qui nous plantent une banderille de souvenir dans le cuir… Exemple, une carte triple format dit panoramique sur laquelle Pinaud me dit que l’affaire est classée du fait de la mort du coupable… Il ajoute qu’on n’a aucune trace de la fortune illicite de Dubois. On suppose que ce dernier l’a planquée dans un coffre bancaire, sous un faux blaze, et des recherches sont entreprises pour tâcher de mettre la main dessus… Ça me fait gondoler. A quoi servira ce grisbi si on le retrouve ? A remplir les poches trouées de l’Etat ? De quoi se frotter le derrière sur une banquise pour essayer de l’enflammer…

Je fous ces missives à la corbeille régulièrement. J’ai un bon mois de repos devant mon naze et je ne veux pas savoir que le turbin existe, que Paris existe et qu’existent les bons collègues aux jeux de mots navrants.

Les jours passent, lentement mais à une allure folle… Comprenez ce paradoxe si vous avez autre chose qu’un grain de millet sous le dôme, ce qui me surprendrait beaucoup !

Le mois est sur le point de s’achever… Félicie fait ses premiers pas… Je commence à me servir de mon épaule cassée, ou, du moins, du bras qui la prolonge. Il va falloir penser aux choses sérieuses…

Un matin, m’man m’appelle. C’est le moment où ma baigneuse va confier sa remarquable académie (une académie pareille c’est du billard ! assurerait Bérurier) aux flots berceurs de la Méditerranée.

Moi, mine de rien, j’annonce innocemment à Félicie que je vais faire un petit tour. Au lieu d’approuver, comme à l’accoutumée, d’un gentil hochement de tête, elle me regarde.

— Attends un instant, Antoine…

Surpris, je la bigle.

— Oui ?

— Assieds-toi, j’ai à te parler !

Elle est trop allée au théâtre, ma daronne. Y a que sur les planches que les parents prient leur chiare de le poser pour se laisser bonnir la bonne ferté !

Néanmoins, comme dirait Cléopâtre[10], j’installe ma partie inférieure sur la partie supérieure d’une chaise. J’ouvre grandes mes étiquettes et j’attends.

— Vois-tu, commence ma vioque, depuis que nous sommes ici, tous les trois, j’ai beaucoup réfléchi…

— Ah oui ?

— Oui. Tu as trente-quatre ans, mon grand…

J’ai pigé.

— Ah ! non, dis, m’man, tu ne veux pas me marier ?

Elle hausse les épaules.

— Ce serait raisonnable, crois-moi. Mon incapacité provisoire…

C’est sur les feuilles de la Sécurité qu’elle a chopé une formule pareille !

— … Provisoire, me fait comprendre que je ne serai pas toujours là, mon grand… Une épouse, vois-tu, c’est encore ce qu’on a trouvé de mieux pour remplacer une mère !

— Tais-toi ou je me mets à chialer.

— Mais si, il faut dire les choses telles qu’elles sont ! Cette petite Anne-Marie est courageuse, active, sérieuse, intelligente…

— N’en jetez plus, la cour est pleine !

— Ne ris pas. C’est sérieux…

— Beaucoup trop, m’man…

— Je n’ai pas raison ?

— En ce qui concerne les qualités d’Anne-Marie, si ! Mais pas de vouloir me marier… C’est son côté infirmière qui te séduit. Toutes les braves femmes de mères rêvent de laisser leur gosse dans les mains d’une infirmière. Elles ne pensent qu’aux tisanes, qu’aux cataplasmes et qu’aux ventouses…

— Mais Anne-Marie est très jolie ! s’écrie Félicie.

— Sensationnelle, mais ça n’est pas ce que je veux dire. Tu vois les choses sous cet angle parce que nous sommes hors jeu, depuis quelque temps… Seulement pense à l’avenir, m’man. Nous sommes presque rétablis. Nous allons rentrer à Paris. Je vais reprendre le turbin. Ma vie, tu la connais. Un jour, là, le lendemain, ailleurs…

— Oh ! oui, je la connais, soupire-t-elle.

— Je n’insiste donc pas… Je rentre à la maison lorsque j’ai le temps, je disparais, réapparais pour changer de linge et filer. Il faut la patience d’une mère, m’man, pour accepter ça… Une femme n’y arriverait pas !

— Pourquoi ? Non, tu vois les choses en mal… murmure ma bonne daronne. Vous auriez des enfants… Ça l’occuperait…

— Tu dis ça parce que p’pa t’a fait le coup… Toi, tu t’es contentée d’un garnement. Mais la plupart des femmes…

— La plupart des femmes en font autant ! affirme gravement Félicie. Il y a deux catégories, comprends-tu ? Celles qui sont faites pour le mariage, et alors tu peux tout espérer de celles-là… Et puis les autres… A mon avis, Anne-Marie est à ranger dans la première classification.

Je me lève…

— Ecoute, il faut que je réfléchisse…

— C’est ce que je te demande de faire… Simplement.

— En ce cas, d’accord, je vais faire carburer mes méninges…

Je l’embrasse fortement sur les deux joues et je presse contre moi ce corps sec et ferme à l’intérieur duquel un cœur cogne exclusivement pour San-Antonio…

Puis je cavale sur la plage où Anne-Marie m’attend, un peu anxieuse, le ventre sur le sable scintillant.

— J’ai cru que vous n’alliez pas venir, dit-elle.

Chose curieuse, malgré la nature de nos relations, nous continuons d’utiliser le vouvoiement. A cause de Félicie, sans doute.

— En voilà une idée !

Elle ne pose pas de questions. Tiens ! voilà qui est chic. Hanté par les paroles de ma mère, je l’observe. Serait-ce une femme discrète ? C’est indispensable pour une épouse…

— J’avais une discussion avec ma mother !

— Ah ?

— Elle s’est mis dans le crâne une idée idiote…

— Vraiment ?

— Elle veut me marier ; marrant, non ?

Elle a un bref sourire, un peu crispé.

— Ça dépend, fait-elle.

— Avec vous, complété-je sans la quitter du regard.

Pas un muscle de son visage ne tressaille… Elle médite un court instant, les yeux dans le vague. Puis elle s’allonge sur le sable et passe ses bras sous sa tête. Je l’imite. Je regarde le ciel immense, d’un bleu mauve décoré de minuscules nuages vaporeux…

 

Au bout d’un instant, je demande :

— Qu’en pensez-vous, mon cœur ?

— Et vous ? demande-t-elle.

— Que ça n’est pas une mauvaise idée, après tout : mais qu’en toute sincérité, je ne pense pas posséder les qualités requises pour faire un bon mari…

Son silence me gêne.

— Et vous, qu’en pensez-vous, Anne-Marie ?

— Oh ! moi, dit-elle, je ne pense pas… Je vous aime et ça me met hors jeu…

Ça, c’est une chouette réponse. Je me penche sur elle. J’ai une main sur son sein droit… Mes lèvres caressent les siennes, doucement, doucement. C’est bath, des lèvres, ça peut embrasser… ça peut aussi dire oui… En y réfléchissant, c’est même conçu spécialement pour proférer ce mot.

 

A tue et à toi
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